
L’humanité s’est toujours heurtée à la question du désordre mental, oscillant entre fascination et effroi face à ces esprits qui échappent aux contingences normatives. Mais faut-il voir dans la folie un simple égarement de la raison, une brisure dans la continuité de la pensée, ou bien une autre modalité de l’être au monde ? La distinction entre folie et démence s’impose d’emblée : la première, intemporelle et protéiforme, incarne la révolte contre les codes établis, tandis que la seconde, s’attachant aux déficiences organiques de l’esprit, s’évalue dans les cliniques et s’éprouve au chevet des déments.
C’est précisément à cette nécessité d’évaluation que répond l’outil diagnostique Mini Mental State (MMS) de Folstein, dont la rigueur méthodologique permet de cerner, en un laps de temps réduit, l’ampleur des altérations cognitives. Le professeur Roger Gil, dans son ouvrage Neuropsychologie, souligne la pertinence de ces examens, non pour circonscrire l’humain à un score, mais pour mieux comprendre les effondrements progressifs de la pensée et leurs répercussions sur l’identité même du sujet.
Dès lors, que se passe-t-il dans l’esprit d’un dément ?
L’expérience de la démence se caractérise par une perte progressive de la linéarité du temps. Le passé et le présent s’entrelacent dans une confusion brumeuse, où les souvenirs se fragmentent et se recomposent de manière erratique. L’ordre chronologique s’efface au profit d’une mémoire trouée, faite de réminiscences sans logique apparente.
Vient ensuite l’altération de la reconnaissance. Les visages, jadis familiers, deviennent anonymes. Les objets usuels se transforment en énigmes insolubles. Cette dissolution du réel affecte jusqu’aux lieux : l’habitation quotidienne devient un territoire étranger, un labyrinthe peuplé de formes évanescentes.
La parole et le sens s’effacent à leur tour. Les mots se dérobent, se délitent dans la bouche du malade, comme s’ils étaient détachés de leur signification. L’expression verbale devient une lutte contre le vide, un combat incertain contre la désagrégation du langage.
Enfin, les fulgurances hallucinatoires viennent recomposer un monde hybride, où l’imaginaire se superpose au tangible. Le réel se peuple de figures indistinctes, de formes mouvantes, de voix surgies du néant. Parfois inoffensives, parfois terrifiantes, ces visions sont le dernier rempart d’une pensée qui se dérobe.
Face à ces bouleversements, l’art brut surgit comme une énigme, une manifestation iconoclaste, libérée des carcans académiques. Jean Dubuffet, négociant en vins avant d’être le théoricien de ce courant, fut l’un des premiers à percevoir la puissance créatrice des marginalités. Là où l’histoire de l’art encense la virtuosité et la maîtrise des canons picturaux, l’art brut inverse les postulats : il n’obéit à aucune école, n’émane d’aucune filiation et se construit sans référence aux dogmes esthétiques consacrés. Ce qui s’exprime dans ces œuvres n’est ni une recherche de beauté ni une démonstration technique, mais l’exutoire d’une pensée hors norme, une fulgurance née de l’informel et du geste pulsionnel.
Dubuffet s’émerveille devant cette spontanéité brute, voyant dans ces productions une vérité débarrassée des artifices de la culture. Loin des salons policés où l’on disserte sur les mouvements picturaux, l’art brut s’ancre dans une nécessité vitale, un langage primaire où la main semble traduire directement les vertiges de l’âme.
Ainsi, si la folie et la démence déconcertent par leur opacité, elles offrent paradoxalement une porte d’entrée vers une forme d’expression où l’inconscient retrouve sa pleine souveraineté. Loin d’être une aberration, l’art brut se présente comme l’ultime témoignage de ce que l’esprit humain, lorsqu’il s’affranchit des normes, peut produire d’insoupçonné.