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La musique dodécaphonique et les arts plastiques

La musique dodécaphonique et les arts plastiques

L’art et la musique partagent un même destin : celui d’évoluer au gré des révolutions esthétiques, d’ouvrir des brèches dans les conventions et de faire naître des formes nouvelles, parfois vertigineuses pour le spectateur. Il est des œuvres qui caressent l’oreille ou flattent l’œil par des harmonies évidentes, et d’autres qui désarçonnent, déroutent, voire inquiètent. La musique dodécaphonique et l’art non-figuratif appartiennent à cette seconde catégorie. À l’écoute d’Arnold Schoenberg ou face à une toile de Kandinsky, l’auditeur et le spectateur, déracinés de leurs repères traditionnels, ressentent souvent une résistance instinctive, une impression d’arbitraire, un vertige du sens. Pourtant, ces formes artistiques ne sont pas des énigmes insondables ; elles obéissent à des logiques précises, à des structures rigoureuses qui, une fois apprivoisées, révèlent un langage d’une richesse insoupçonnée.

La musique dodécaphonique : un ordre qui feint le chaos – Au début du XXᵉ siècle, un compositeur autrichien du nom d’Arnold Schoenberg ose un pari insensé : abolir la hiérarchie des sons, effacer les tonalités qui, depuis des siècles, dictaient la construction musicale. Ainsi naît le dodécaphonisme, un système où les douze notes de la gamme chromatique sont utilisées de manière égale, sans qu’aucune ne domine les autres. Exit la mélodie chantonnante qui revient en boucle ; place à une écriture où chaque note semble jaillir librement, comme projetée dans un espace sans gravité.

Mais l’apparente anarchie de cette musique est un leurre. En réalité, chaque œuvre dodécaphonique repose sur une organisation stricte : une série de douze sons, arrangés dans un ordre précis, devient la matrice de toute la composition. Cette série peut être jouée à l’endroit, à l’envers, en miroir ou inversée, mais elle structure l’ensemble de la pièce. Le résultat est une musique qui dérange l’oreille habituée aux schémas traditionnels, mais qui dévoile, à force d’écoute, une architecture fascinante, un jeu subtil de tensions et de résolutions, comme un puzzle sonore où chaque pièce trouve progressivement sa place.

Les œuvres marquantes de ce courant ne manquent pas : Suite pour piano, op. 25 (1923) de Schoenberg, Variations pour orchestre, op. 31 (1928),  ou encore la Symphonie, op. 21 (1928) d’Anton Webern, qui, par son extrême épuration, semble faire écho à un minimalisme pictural. Plus tard, Le Marteau sans maître (1955) de Pierre Boulez prolongera cette esthétique vers l’avant-garde, poussant encore plus loin l’exploration du langage sonore.

L’art non-figuratif : la quête d’une pureté plastique – À la même époque, un bouleversement similaire secoue les arts plastiques. Là où la peinture occidentale, depuis la Renaissance, avait toujours cherché à représenter le monde visible, certains artistes entreprennent de s’en détacher. Wassily Kandinsky, en pionnier, proclame que la peinture n’a pas besoin d’imiter la nature pour exister : elle peut être pure organisation de formes et de couleurs, une partition visuelle affranchie du réel.

Là encore, le spectateur non averti peut se sentir désemparé. Devant un tableau de Mondrian ou un carré noir de Malevitch, il cherche instinctivement une porte d’entrée, un repère auquel s’accrocher, et ne trouve que des lignes, des aplats, des agencements apparemment arbitraires. Mais comme en musique dodécaphonique, ce qui semble aléatoire est en réalité pensé avec rigueur. Mondrian, par exemple, construit ses compositions selon des principes mathématiques, cherchant un équilibre entre verticales et horizontales, entre masses colorées et espaces vides. Kandinsky, lui, pense ses toiles comme des symphonies, où chaque forme, chaque teinte, joue une note dans un concert silencieux.

Dans cette recherche de pureté et d’équilibre, certaines œuvres picturales trouvent une correspondance frappante avec le dodécaphonisme. Composition VIII (1923) de Kandinsky, par ses tensions dynamiques, rappelle les jeux de timbres et de rythmes chez Schoenberg. Composition en rouge, bleu et jaune (1930) de Mondrian, par sa rigueur structurelle, entre en résonance avec la musique de Webern. Carré noir sur fond blanc (1915) de Malevitch pourrait être l’équivalent visuel d’un silence tendu dans une œuvre dodécaphonique. Plus tard, Josef Albers et sa série Homage to the Square ou encore les monochromes d’Ad Reinhardt joueront sur des systèmes d’organisation systématique et des nuances imperceptibles, rappelant les raffinements du sérialisme en musique.

L’influence de Kandinsky et de Schoenberg dépasse largement leur époque. Paul Klee, ami et contemporain de Kandinsky au Bauhaus, développe un langage visuel rythmique et musical, tandis que Mark Rothko, bien que coloriste, explore l’abstraction dans une quête d’émotion pure, à la manière d’un compositeur jouant sur l’intensité des timbres. De la même façon, le mouvement Op Art de Vasarely s’inscrit dans une recherche systématique de vibration visuelle, similaire aux constructions formelles en musique sérielle.

Dialogues entre sons et formes : une même quête d’abstraction – Le parallèle entre dodécaphonisme et abstraction picturale s’impose dès lors comme une évidence. Dans les Variations pour orchestre de Schoenberg, la musique semble flotter hors de tout cadre tonal, de même que dans une toile de Kandinsky, les formes s’émancipent de toute figuration. Dans le minimalisme de Webern, où chaque note est pesée, mesurée, ciselée dans un silence tendu, on retrouve l’extrême économie d’un Reinhardt, dont les monochromes noirs jouent sur l’infime variation des textures et des nuances.

Mais abstraction ne signifie pas froideur. Certes, ces œuvres exigent un effort d’adaptation ; elles ne livrent pas immédiatement leur secret. Mais une fois appréhendées, elles offrent une expérience sensorielle d’une densité rare. L’auditeur attentif, le regardeur curieux, découvrent alors un langage affranchi des évidences, une beauté qui ne s’impose pas mais se révèle dans le temps, à la manière d’une langue étrangère dont on finit par saisir la musique intime.

En conséquence, loin d’être de purs exercices intellectuels, la musique dodécaphonique et l’art non-figuratif sont des tentatives d’exploration du sensible, des manières d’élargir notre perception du monde en s’affranchissant des modèles établis. L’incompréhension qu’ils suscitent parfois n’est pas un mur infranchissable, mais une invitation à écouter et à regarder autrement. Si le premier contact est déroutant, c’est qu’il force à une rééducation du regard et de l’oreille, à abandonner les attentes et les habitudes pour se laisser porter par un langage nouveau.

Alors, plutôt que de reculer devant l’étrangeté d’un tableau ou d’une composition musicale qui échappe aux conventions, pourquoi ne pas les appréhender comme une aventure, un voyage vers des terres inconnues ? Comme tout voyage, il commence par un pas : une écoute sans préjugé, un regard sans attente. Et soudain, dans cet apparent chaos, une harmonie insoupçonnée se révèle, une logique secrète émerge. C’est là que l’œuvre devient une expérience, un dialogue intime entre elle et nous. Un pas de plus, et l’incompréhensible devient fascinant.

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Humour & arts plastiques

Une foule de visiteurs dans un musée observe une immense Joconde encadrée, exposée au centre d’une salle richement décorée, avec au premier plan un urinoir blanc sur un socle.

L’humour en arts plastiques est une politesse du désespoir, un éclat de rire lancé à la face du sérieux compassé qui fige les musées dans une austérité monacale. Il est un pas de côté, un clin d’œil complice à celui qui regarde, un défi lancé aux conventions. De l’irrévérence d’Andy Warhol à l’insolence de Marcel Duchamp, il tisse un fil invisible entre la dérision et la subversion.

Andy Warhol – Do It Yourself (Landscape), 1962
Andy Warhol, prophète du consumérisme, détourne les codes de la production industrielle pour les retourner contre leur propre vacuité. Avec Do It Yourself (Landscape), il pastiche les livres de coloriage enfantins en les projetant dans la sphère de l’art, privant ainsi le spectateur de sa passivité. Les zones laissées vierges, par leur simplicité désarmante, oscillent entre ironie et candeur : le créateur n’est plus l’artiste, mais celui qui regarde et remplit. Warhol, d’un geste sardonique, rend dérisoire la question de l’originalité, ce totem que le marché de l’art vénère avec tant de componction. (Voir l’image : https://shorturl.at/9u7AW)

Maurizio Cattelan – Le Doigt d’Honneur
Le nihilisme jubilatoire de Maurizio Cattelan trouve dans L.O.V.E., plus connu sous le nom de Le Doigt d’Honneur, une quintessence provocatrice. Cette sculpture de marbre, dressée devant la Bourse de Milan, est une insulte muette mais tonitruante à l’édifice du capitalisme. En supprimant les autres doigts d’une main, Cattelan produit une icône d’une irrévérence glaçante et solennelle, un sarcasme taillé dans l’éternité du marbre. L’œuvre, d’une frontalité dérangeante, est à la fois monument et bras d’honneur, déclamation de l’absurde et condamnation silencieuse. (Voir l’image : https://shorturl.at/ZkwgF)

Piero Manzoni – Merda d’artista
Sans doute l’une des moqueries les plus acerbes jamais infligées à l’art moderne. En 1961, Piero Manzoni met en boîte son propre excrément et le vend au prix de l’or. L’art, cette substance immatérielle et noble, se voit réduit à un produit de l’organisme, assimilé à une marchandise. L’ironie est cinglante : le marché de l’art, toujours avide de rareté, transforme la plus triviale des productions humaines en objet de spéculation. La critique se double d’un humour décapant, manzonnien jusqu’à l’absurde : qui possède l’œuvre, possède-t-il réellement quelque chose, ou est-il le dindon d’une farce spectaculaire ? (Voir l’image : https://shorturl.at/LCLLA)

René Magritte – Le Modèle rouge
Sous les apparences policées du surréalisme magrittien, l’humour affleure dans une inquiétante étrangeté. Le Modèle rouge déconcerte en travestissant l’ordinaire : les chaussures deviennent des pieds, ou les pieds se métamorphosent en cuir verni. Cette fusion hybride opère un double renversement : d’un côté, elle évoque un conte grotesque où l’accessoire et le corps ne font plus qu’un ; de l’autre, elle accentue le caractère absurde de notre accoutumance aux objets manufacturés. Magritte joue ici de l’inconfort du regardeur, de cette hésitation entre le rire et le malaise. (Voir l’image : https://shorturl.at/ncXkf)

Marcel Duchamp – L.H.O.O.Q. et Fontaine
Si l’on devait résumer la quintessence de l’humour en art, Marcel Duchamp en serait le parangon. Avec L.H.O.O.Q., il travestit la sacro-sainte Mona Lisa en lui affublant une moustache et un bouc, puis il glisse un calembour salace dans son titre. Ce blasphème facétieux, loin d’être une simple provocation potache, interroge la vénération excessive des chefs-d’œuvre et la sacralisation des icônes culturelles. (Voir l’image : https://tinyurl.com/mrcjefrk)

Mais c’est Fontaine, l’ultime bras d’honneur à la solennité artistique, qui scelle son génie. Cet urinoir renversé, signé R. Mutt et soumis au jury d’une exposition en 1917, est l’acte fondateur du ready-made. Duchamp y orchestre un renversement radical : l’art ne se trouve plus dans l’objet lui-même, mais dans le regard posé sur lui. À travers ce détournement trivial, il se rit de l’illusion du beau et impose la prééminence de l’idée sur la matière. Qui plus est, l’ironie se niche jusque dans la forme de l’objet : disposé ainsi, si l’on venait à l’utiliser, la miction retournerait inexorablement à l’envoyeur, rendant tangible et immédiate l’absurdité de la situation. L’humour, ici, n’est pas simple moquerie : il est philosophie, il est subversion, il est révélation. (Voir l’image : https://tinyurl.com/2dhd22ss)

Loin d’être un simple divertissement, l’humour en art est un scalpel qui dissèque nos certitudes. Il est une provocation jubilatoire, un rire qui ébranle les institutions et questionne le sacré. Il rappelle que l’art, lorsqu’il cesse de se prendre au sérieux, n’en est que plus profond.