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L’art du goût et du regard

Cabillaud grillé au centre d’une explosion de fast-food : frites dorées, nuggets croustillants et sodas, dans une composition dramatique et dynamique.
Cabillaud contre Nuggets : le Duel des Mondes

Dans l’obscurité feutrée d’un restaurant étoilé, un plat est déposé avec une solennité quasi liturgique : un cabillaud nacré, saisi à la perfection, trône sur un lit de pommes de terre fondantes, rehaussé de touches délicates d’une émulsion citronnée. L’éclairage souligne chaque relief, chaque éclat de nacre sur la chair tendre du poisson, révélant une œuvre où le goût et l’esthétique s’entrelacent. Autour de cette création, en contrepoint brutal, s’amoncellent les stigmates d’une alimentation standardisée : des frites grasses abandonnées dans leur carton froissé, des barquettes de sauce dégoulinantes d’exhausteurs de goût, des sodas éventés, des ailes de poulet baignant dans un bain huileux.

Si la peinture a connu son débat entre coloristes et dessinateurs, la cuisine pourrait revendiquer une querelle similaire entre la recherche du goût originel et l’artifice des saveurs reconstruites. Le grand chef, à l’instar du peintre de l’intellect, cherche à révéler la vérité du produit, à sublimer sans masquer. L’industrie alimentaire, elle, comme le coloriste exalté, exacerbe le plaisir immédiat au prix de la subtilité et de la nuance. Là où l’un sculpte la saveur, l’autre l’explose, la surligne jusqu’à l’excès.

Mais la gastronomie de haute volée soulève un paradoxe : si l’art culinaire vise l’excellence, à qui s’adresse-t-il réellement ? Nous mangeons pour vivre, non l’inverse. Or, comment justifier un repas à plusieurs centaines d’euros, vins compris, lorsqu’il est possible de se nourrir pour une somme dérisoire ? L’argument du savoir-faire et du raffinement se heurte à une réalité plus crue : l’accès à l’excellence est une question de privilège. L’émotion esthétique et sensorielle serait-elle alors réservée à une élite ?

Pourtant, tout comme en peinture, le fast-food n’est pas dénué de sa propre rhétorique. Il est la réponse à un monde qui va vite, où l’efficacité prime sur la contemplation, où l’on ne cherche plus à savourer mais à combler un vide. Il rassasie sans nourrir, il attire sans élever. Là où la haute cuisine s’adresse à un palais éduqué, l’alimentation industrielle façonne les goûts en nivelant par le bas, rendant fade ce qui devrait être vibrant, uniforme ce qui devrait être singulier.

Le débat entre coloristes et dessinateurs n’a jamais été tranché définitivement, car il renvoie à deux sensibilités irréconciliables : l’une cherche la fulgurance de l’émotion, l’autre l’élévation de l’esprit. La cuisine suit-elle le même chemin ? Peut-être. Mais en fin de compte, ce qui est en jeu dépasse le simple choix du goût : c’est notre rapport à la nécessité, au plaisir et à la culture qui s’exprime dans l’assiette.

Le dessin, ossature de la pensée

Au XVIIe siècle, la querelle fait rage entre deux écoles irréconciliables : d’un côté, André Félibien et les défenseurs du dessin, de l’autre, Roger de Piles et les coloristes. Philippe de Champaigne, citant Aristote, tranche sans ambages : la couleur n’est qu’un accident, une fioriture éphémère, tandis que le dessin est la substance, la structure fondatrice de toute œuvre.

Le trait, précis et rigoureux, s’adresse à l’intellect. Il n’est point séduction immédiate, mais élévation. En fixant la pensée dans ses contours, il se refuse aux séductions futiles du visible. Comme un grand plat épuré, il s’adresse aux palais initiés, capables de déceler l’intention, de lire dans l’ombre d’un croquis l’épure d’une idée.

La couleur, envoûtement des sens

Les coloristes, à l’inverse, proclament que sans couleur, point de vie. L’œil ne saurait percevoir les objets dans leur vérité sans la vibration chromatique qui les révèle. La couleur ne se contente pas d’imiter la nature : elle l’exalte, la transcende. L’éclat d’un Caravage, la transparence d’un Vermeer ne sauraient se réduire à une structure dessinée : ils vivent, palpitent dans le clair-obscur, dans la lumière jaillissant du pigment lui-même.

À l’image des sauces opulentes et des saveurs exacerbées, la couleur ensorcelle, charme immédiatement. Elle émeut sans nécessiter d’apprentissage, séduisant autant les érudits que les profanes. C’est ce que résume Mignard, reprenant Alberti : « La peinture est de plaire aux savants et de charmer les ignorants. »

Un combat sans vainqueur

À bien y regarder, la querelle du dessin et de la couleur résonne aujourd’hui encore. Dans un monde saturé d’images flamboyantes, la contemplation du trait pur semble une discipline en voie d’extinction. Pourtant, de même que la grande cuisine se distingue en ramenant les saveurs à leur essence, l’art qui sait se dépouiller de l’ornementation facile touche à l’intemporel.

Le clair-obscur des maîtres baroques a triomphé en fusionnant les contraires : un dessin rigoureux, un coloris maîtrisé. Peut-être est-ce là, dans cette tension féconde, que réside la véritable quintessence de l’art : une pensée structurée, habillée d’une séduction mesurée.