Ce sont mes enfants mais je ne les connais pas !

Portrait impressionniste de deux hommes barbus et deux femmes blondes en vêtements élégants, face à face dans un cadre lumineux.

Il est des maladies qui déchirent la trame de l’être humain avec une lenteur cruelle, laissant en lambeaux les souvenirs qui tissaient jadis l’étoffe de l’identité. Parmi celles-ci, la maladie d’Alzheimer se distingue par son pouvoir d’effacer progressivement le panorama de l’existence, ne laissant qu’un assemblage épars de fragments mémoriaux. Ce morcellement de la conscience pourrait être assimilé à une confrontation intime avec une toile de Claude Monet, mais vue d’une proximité si intrusive qu’elle en altère toute intelligibilité.

Les œuvres de Monet, et plus particulièrement ses études impressionnistes, se dévoilent comme un paradoxe esthétique : un foisonnement de touches colorées, juxtaposées avec une maestria qui n’apparaît pleinement qu’à distance. Chaque touche est une nuance vibrante, une modulation subtile de teintes, parfois une éclaboussure audacieuse de cobalt ou une caresse évanescente de rose pâle. L’observation rapprochée d’un tel tableau transforme l’harmonie globale en un chaos apparent, un dédale de pigments où l’œil se perd. La logique chromatique qui émerge à distance s’efface, et ce qui était destiné à être perçu comme une unité devient une somme de singularités isolées. Ne serait-ce pas là une métaphore puissante pour illustrer la condition cognitive d’un individu atteint d’Alzheimer ?

Dans cette pathologie, les souvenirs anciens subsistent souvent comme des éclats vivaces, tandis que les événements récents glissent aussitôt dans l’oubli. L’esprit, tel un spectateur contraint par les limites d’une architecture inhospitalière, est incapable de s’éloigner pour embrasser l’ensemble de la scène. Cette proximité imposée déforme la perception, rendant impossible une appréhension synthétique de la vie, comme d’une œuvre. L’homme atteint d’Alzheimer se trouve ainsi à errer parmi les touches de couleur à la fois éclatantes et discordantes, incapable de récupérer la distance nécessaire pour apercevoir la composition d’ensemble.

Une telle vision provoque chez les enfants de l’homme une cascade d’émotions contradictoires. Il y a l’éclat fugace d’un sourire, suscité par une phrase pleine de tendresse, et aussitôt la morsure du désarroi lorsqu’elle s’efface dans un regard absent. Il y a la gratitude d’un instant de reconnaissance, vite noyée dans le flot glacé de l’oubli. Il y a la mélancolie d’un amour intact face à l’effondrement de l’identité, et l’émerveillement fragile devant une étincelle de joie sans cause apparente. Il y a, enfin, la douleur d’un passé irrémédiablement fragmenté, tempérée par une étrange sérénité dans l’instant présent. Comme un tableau pointilliste, chaque émotion apparaît isolée, un éclat de couleur pure, mais seule une distance affective pourrait en révéler le sens de l’ensemble.

Cependant, la fragmentation de la mémoire n’est pas un simple vide, mais un espace où des éclairs d’émotion et des bribes d’expérience subsistent. Ces éclats sont semblables aux touches picturales de Monet : prises isolément, elles évoquent une texture, une densité, un éclat chromatique qui, à lui seul, dérange ou captive. Peut-être est-ce une invitation à envisager la maladie, non pas comme une absence absolue de sens, mais comme une redéfinition de celui-ci à travers l’instant présent.

Pour l’artiste plasticien, l’Alzheimer offre une parabole bouleversante : comment traduire cette érosion de la totalité dans une création visuelle ? Comment transposer la déconstruction de la continuité mémorielle sans tomber dans la caricature du chaos ? Il s’agirait de développer une esthétique qui conjugue la préciosité et l’éphémère, qui saisit le fugace, tout en laissant entrevoir l’ombre de l’ensemble perdu. Ce serait une esthétique de la touche : chaque couleur, chaque ligne, à la fois isolée et participative contribuant à une symphonie visuelle que seul un recul suffisant peut révéler.

Monet, dans sa quête d’épiphanies lumineuses, semble avoir éclairé cette voie. Ses Nymphéas, vastes paysages aquatiques morcelés par des reflets et des ombres, préfigurent une vision du monde où le sens émerge, non pas de la précision mais de la suggestion. Ces reflets miroitants, ces bleus brumeux et ces verts oscillant entre la transparence et la densité, évoquent une tension permanente entre l’immédiat et l’évanescent. De même, dans l’Alzheimer, il est possible que la vie ne s’éteigne pas totalement, mais se réinvente en fragments poétiques, colorés, mais incomplets.

Ainsi, comparer la condition d’un homme atteint de cette maladie à l’observation d’un tableau, impressionniste ou pointilliste, nous invite à revoir notre appréhension de l’identité et de la mémoire. Ce regard intime sur l’insaisissable pourrait être l’occasion d’une réflexion plus vaste : si la vie est une œuvre, peut-on encore en apprécier la beauté lorsqu’elle semble dépourvue de cadre ? La couleur, même dans sa fragmentation, révèle peut-être une autre vérité : celle d’un monde où chaque éclat lumineux est porteur de signification en lui-même.

En guise de conclusion, il pourrait être opportun de considérer qu’un accompagnement axé sur le présent de l’indicatif, dépouillé des appels à la mémoire et centré sur l’émotion, offre une meilleure survivance à ceux qui sont atteints de la maladie d’Alzheimer. En s’appuyant sur l’humour, la compréhension et des propos simples qui génèrent du plaisir, on pourrait recréer un espace de dialogue où l’instant présent devient une source de bonheur partagé. Comme dans un tableau impressionniste, la beauté réside alors dans les touches éparses d’émotions authentiques, dans ces éclats de vie qui, bien que fragmentés, continuent de scintiller avec intensité.