
Il est des sonorités qui s’imposent au corps avec la tyrannie d’un instinct primitif, pulsant dans la chair comme une injonction irrépressible à l’agitation, et d’autres qui s’adressent directement à l’âme, suscitant une élévation, une méditation, voire une extase intérieure. De cette dichotomie naît un dialogue entre deux conceptions de la musique : l’une, fondée sur l’immédiateté du rythme et l’exaltation du mouvement ; l’autre, sur la profondeur de l’harmonie et la densité du silence.
La musique populaire, celle qui accompagne les foules dans leur déchaînement festif, appartient au corps. Elle épouse les cadences naturelles du battement cardiaque, de la marche, de la danse, et se fait complice des transes collectives. Du rock à la techno, du tango au hip-hop, elle se déploie comme un langage physique, une invitation à s’ancrer dans l’instant, à exulter sans contrainte. Mais le jazz, cet art du déséquilibre et de l’improvisation, navigue en un entre-deux subtil. Il s’infiltre dans les méandres de l’intellect sans renoncer aux syncopes du corps. Il est la musique de l’âme incarnée.
À l’opposé, la musique classique semble dédaigner le frémissement de la chair pour mieux s’adresser aux hauteurs de l’esprit. Écouter une fugue de Bach, une sonate de Beethoven ou un nocturne de Chopin ne saurait donner lieu à une gesticulation triviale : cette musique contraint l’auditeur au recueillement, à la contemplation. Elle ne se contente pas d’être entendue, elle exige d’être écoutée, absorbée, assimilée. Par sa sophistication structurelle et son éloquence sans paroles, elle dialogue avec l’indicible et dévoile les contours d’un monde intérieur. À cette dernière catégorie, il convient d’ajouter la musique dodécaphonique et sérielle, qui déconstruit toute harmonie attendue pour forcer l’auditeur à une écoute purement intellectuelle, éloignée de toute séduction immédiate.
Dans les arts plastiques, cette opposition se retrouve dans la tension entre l’abstraction et la figuration. L’art figuratif, dans son immédiateté narrative, sollicite un regard instinctif, reconnaissant sans effort les formes du monde. Il capte le spectateur par son expressivité directe, à l’instar de la musique populaire qui saisit immédiatement les sens. L’abstraction, en revanche, requiert une approche plus contemplative, un abandon aux formes pures, aux couleurs et aux matières, sans médiation figurative. Elle opère comme la musique de l’âme, dans une profondeur où l’intellect et la sensibilité se fondent en un seul élan.
Le Pop Art, en cela, incarne une rupture. À l’instar de la musique populaire qui désacralise l’acte musical en le rendant accessible, il fait éclater les conventions élitistes de l’art en introduisant des éléments du quotidien et de la culture de masse. Warhol et Lichtenstein, par leurs détournements d’images commerciales, opèrent comme le rock ou la pop music : une célébration de l’immédiateté et de la répétition. À l’opposé, l’art conceptuel ou l’abstraction lyrique, tout comme la musique dodécaphonique d’un Schönberg, déconstruit les attentes pour imposer une approche cérébrale, voire initiatique, de l’expérience artistique.
Ainsi, la musique du corps et la musique de l’âme ne s’opposent pas tant qu’elles se complètent. L’une incarne le mouvement, l’autre la réflexion. L’une exalte le présent, l’autre scrute l’éternité. Comme en peinture, où l’exubérance d’un fauviste s’oppose à la rigueur géométrique d’un Kandinsky, la musique se décline en ces deux sensibilités, qui ne s’annulent pas mais se répondent en un dialogue incessant entre la terre et le ciel.