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La musique dodécaphonique et les arts plastiques

La musique dodécaphonique et les arts plastiques

L’art et la musique partagent un même destin : celui d’évoluer au gré des révolutions esthétiques, d’ouvrir des brèches dans les conventions et de faire naître des formes nouvelles, parfois vertigineuses pour le spectateur. Il est des œuvres qui caressent l’oreille ou flattent l’œil par des harmonies évidentes, et d’autres qui désarçonnent, déroutent, voire inquiètent. La musique dodécaphonique et l’art non-figuratif appartiennent à cette seconde catégorie. À l’écoute d’Arnold Schoenberg ou face à une toile de Kandinsky, l’auditeur et le spectateur, déracinés de leurs repères traditionnels, ressentent souvent une résistance instinctive, une impression d’arbitraire, un vertige du sens. Pourtant, ces formes artistiques ne sont pas des énigmes insondables ; elles obéissent à des logiques précises, à des structures rigoureuses qui, une fois apprivoisées, révèlent un langage d’une richesse insoupçonnée.

La musique dodécaphonique : un ordre qui feint le chaos – Au début du XXᵉ siècle, un compositeur autrichien du nom d’Arnold Schoenberg ose un pari insensé : abolir la hiérarchie des sons, effacer les tonalités qui, depuis des siècles, dictaient la construction musicale. Ainsi naît le dodécaphonisme, un système où les douze notes de la gamme chromatique sont utilisées de manière égale, sans qu’aucune ne domine les autres. Exit la mélodie chantonnante qui revient en boucle ; place à une écriture où chaque note semble jaillir librement, comme projetée dans un espace sans gravité.

Mais l’apparente anarchie de cette musique est un leurre. En réalité, chaque œuvre dodécaphonique repose sur une organisation stricte : une série de douze sons, arrangés dans un ordre précis, devient la matrice de toute la composition. Cette série peut être jouée à l’endroit, à l’envers, en miroir ou inversée, mais elle structure l’ensemble de la pièce. Le résultat est une musique qui dérange l’oreille habituée aux schémas traditionnels, mais qui dévoile, à force d’écoute, une architecture fascinante, un jeu subtil de tensions et de résolutions, comme un puzzle sonore où chaque pièce trouve progressivement sa place.

Les œuvres marquantes de ce courant ne manquent pas : Suite pour piano, op. 25 (1923) de Schoenberg, Variations pour orchestre, op. 31 (1928),  ou encore la Symphonie, op. 21 (1928) d’Anton Webern, qui, par son extrême épuration, semble faire écho à un minimalisme pictural. Plus tard, Le Marteau sans maître (1955) de Pierre Boulez prolongera cette esthétique vers l’avant-garde, poussant encore plus loin l’exploration du langage sonore.

L’art non-figuratif : la quête d’une pureté plastique – À la même époque, un bouleversement similaire secoue les arts plastiques. Là où la peinture occidentale, depuis la Renaissance, avait toujours cherché à représenter le monde visible, certains artistes entreprennent de s’en détacher. Wassily Kandinsky, en pionnier, proclame que la peinture n’a pas besoin d’imiter la nature pour exister : elle peut être pure organisation de formes et de couleurs, une partition visuelle affranchie du réel.

Là encore, le spectateur non averti peut se sentir désemparé. Devant un tableau de Mondrian ou un carré noir de Malevitch, il cherche instinctivement une porte d’entrée, un repère auquel s’accrocher, et ne trouve que des lignes, des aplats, des agencements apparemment arbitraires. Mais comme en musique dodécaphonique, ce qui semble aléatoire est en réalité pensé avec rigueur. Mondrian, par exemple, construit ses compositions selon des principes mathématiques, cherchant un équilibre entre verticales et horizontales, entre masses colorées et espaces vides. Kandinsky, lui, pense ses toiles comme des symphonies, où chaque forme, chaque teinte, joue une note dans un concert silencieux.

Dans cette recherche de pureté et d’équilibre, certaines œuvres picturales trouvent une correspondance frappante avec le dodécaphonisme. Composition VIII (1923) de Kandinsky, par ses tensions dynamiques, rappelle les jeux de timbres et de rythmes chez Schoenberg. Composition en rouge, bleu et jaune (1930) de Mondrian, par sa rigueur structurelle, entre en résonance avec la musique de Webern. Carré noir sur fond blanc (1915) de Malevitch pourrait être l’équivalent visuel d’un silence tendu dans une œuvre dodécaphonique. Plus tard, Josef Albers et sa série Homage to the Square ou encore les monochromes d’Ad Reinhardt joueront sur des systèmes d’organisation systématique et des nuances imperceptibles, rappelant les raffinements du sérialisme en musique.

L’influence de Kandinsky et de Schoenberg dépasse largement leur époque. Paul Klee, ami et contemporain de Kandinsky au Bauhaus, développe un langage visuel rythmique et musical, tandis que Mark Rothko, bien que coloriste, explore l’abstraction dans une quête d’émotion pure, à la manière d’un compositeur jouant sur l’intensité des timbres. De la même façon, le mouvement Op Art de Vasarely s’inscrit dans une recherche systématique de vibration visuelle, similaire aux constructions formelles en musique sérielle.

Dialogues entre sons et formes : une même quête d’abstraction – Le parallèle entre dodécaphonisme et abstraction picturale s’impose dès lors comme une évidence. Dans les Variations pour orchestre de Schoenberg, la musique semble flotter hors de tout cadre tonal, de même que dans une toile de Kandinsky, les formes s’émancipent de toute figuration. Dans le minimalisme de Webern, où chaque note est pesée, mesurée, ciselée dans un silence tendu, on retrouve l’extrême économie d’un Reinhardt, dont les monochromes noirs jouent sur l’infime variation des textures et des nuances.

Mais abstraction ne signifie pas froideur. Certes, ces œuvres exigent un effort d’adaptation ; elles ne livrent pas immédiatement leur secret. Mais une fois appréhendées, elles offrent une expérience sensorielle d’une densité rare. L’auditeur attentif, le regardeur curieux, découvrent alors un langage affranchi des évidences, une beauté qui ne s’impose pas mais se révèle dans le temps, à la manière d’une langue étrangère dont on finit par saisir la musique intime.

En conséquence, loin d’être de purs exercices intellectuels, la musique dodécaphonique et l’art non-figuratif sont des tentatives d’exploration du sensible, des manières d’élargir notre perception du monde en s’affranchissant des modèles établis. L’incompréhension qu’ils suscitent parfois n’est pas un mur infranchissable, mais une invitation à écouter et à regarder autrement. Si le premier contact est déroutant, c’est qu’il force à une rééducation du regard et de l’oreille, à abandonner les attentes et les habitudes pour se laisser porter par un langage nouveau.

Alors, plutôt que de reculer devant l’étrangeté d’un tableau ou d’une composition musicale qui échappe aux conventions, pourquoi ne pas les appréhender comme une aventure, un voyage vers des terres inconnues ? Comme tout voyage, il commence par un pas : une écoute sans préjugé, un regard sans attente. Et soudain, dans cet apparent chaos, une harmonie insoupçonnée se révèle, une logique secrète émerge. C’est là que l’œuvre devient une expérience, un dialogue intime entre elle et nous. Un pas de plus, et l’incompréhensible devient fascinant.

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Humour & arts plastiques

Une foule de visiteurs dans un musée observe une immense Joconde encadrée, exposée au centre d’une salle richement décorée, avec au premier plan un urinoir blanc sur un socle.

L’humour en arts plastiques est une politesse du désespoir, un éclat de rire lancé à la face du sérieux compassé qui fige les musées dans une austérité monacale. Il est un pas de côté, un clin d’œil complice à celui qui regarde, un défi lancé aux conventions. De l’irrévérence d’Andy Warhol à l’insolence de Marcel Duchamp, il tisse un fil invisible entre la dérision et la subversion.

Andy Warhol – Do It Yourself (Landscape), 1962
Andy Warhol, prophète du consumérisme, détourne les codes de la production industrielle pour les retourner contre leur propre vacuité. Avec Do It Yourself (Landscape), il pastiche les livres de coloriage enfantins en les projetant dans la sphère de l’art, privant ainsi le spectateur de sa passivité. Les zones laissées vierges, par leur simplicité désarmante, oscillent entre ironie et candeur : le créateur n’est plus l’artiste, mais celui qui regarde et remplit. Warhol, d’un geste sardonique, rend dérisoire la question de l’originalité, ce totem que le marché de l’art vénère avec tant de componction. (Voir l’image : https://shorturl.at/9u7AW)

Maurizio Cattelan – Le Doigt d’Honneur
Le nihilisme jubilatoire de Maurizio Cattelan trouve dans L.O.V.E., plus connu sous le nom de Le Doigt d’Honneur, une quintessence provocatrice. Cette sculpture de marbre, dressée devant la Bourse de Milan, est une insulte muette mais tonitruante à l’édifice du capitalisme. En supprimant les autres doigts d’une main, Cattelan produit une icône d’une irrévérence glaçante et solennelle, un sarcasme taillé dans l’éternité du marbre. L’œuvre, d’une frontalité dérangeante, est à la fois monument et bras d’honneur, déclamation de l’absurde et condamnation silencieuse. (Voir l’image : https://shorturl.at/ZkwgF)

Piero Manzoni – Merda d’artista
Sans doute l’une des moqueries les plus acerbes jamais infligées à l’art moderne. En 1961, Piero Manzoni met en boîte son propre excrément et le vend au prix de l’or. L’art, cette substance immatérielle et noble, se voit réduit à un produit de l’organisme, assimilé à une marchandise. L’ironie est cinglante : le marché de l’art, toujours avide de rareté, transforme la plus triviale des productions humaines en objet de spéculation. La critique se double d’un humour décapant, manzonnien jusqu’à l’absurde : qui possède l’œuvre, possède-t-il réellement quelque chose, ou est-il le dindon d’une farce spectaculaire ? (Voir l’image : https://shorturl.at/LCLLA)

René Magritte – Le Modèle rouge
Sous les apparences policées du surréalisme magrittien, l’humour affleure dans une inquiétante étrangeté. Le Modèle rouge déconcerte en travestissant l’ordinaire : les chaussures deviennent des pieds, ou les pieds se métamorphosent en cuir verni. Cette fusion hybride opère un double renversement : d’un côté, elle évoque un conte grotesque où l’accessoire et le corps ne font plus qu’un ; de l’autre, elle accentue le caractère absurde de notre accoutumance aux objets manufacturés. Magritte joue ici de l’inconfort du regardeur, de cette hésitation entre le rire et le malaise. (Voir l’image : https://shorturl.at/ncXkf)

Marcel Duchamp – L.H.O.O.Q. et Fontaine
Si l’on devait résumer la quintessence de l’humour en art, Marcel Duchamp en serait le parangon. Avec L.H.O.O.Q., il travestit la sacro-sainte Mona Lisa en lui affublant une moustache et un bouc, puis il glisse un calembour salace dans son titre. Ce blasphème facétieux, loin d’être une simple provocation potache, interroge la vénération excessive des chefs-d’œuvre et la sacralisation des icônes culturelles. (Voir l’image : https://tinyurl.com/mrcjefrk)

Mais c’est Fontaine, l’ultime bras d’honneur à la solennité artistique, qui scelle son génie. Cet urinoir renversé, signé R. Mutt et soumis au jury d’une exposition en 1917, est l’acte fondateur du ready-made. Duchamp y orchestre un renversement radical : l’art ne se trouve plus dans l’objet lui-même, mais dans le regard posé sur lui. À travers ce détournement trivial, il se rit de l’illusion du beau et impose la prééminence de l’idée sur la matière. Qui plus est, l’ironie se niche jusque dans la forme de l’objet : disposé ainsi, si l’on venait à l’utiliser, la miction retournerait inexorablement à l’envoyeur, rendant tangible et immédiate l’absurdité de la situation. L’humour, ici, n’est pas simple moquerie : il est philosophie, il est subversion, il est révélation. (Voir l’image : https://tinyurl.com/2dhd22ss)

Loin d’être un simple divertissement, l’humour en art est un scalpel qui dissèque nos certitudes. Il est une provocation jubilatoire, un rire qui ébranle les institutions et questionne le sacré. Il rappelle que l’art, lorsqu’il cesse de se prendre au sérieux, n’en est que plus profond.

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Une Alchimie de l’Instinct et du Chaos

Peintre à l’allure tourmentée assis sur un tabouret dans son atelier, entouré de toiles éclatantes et chaotiques, représentant l’essence de l’art brut.
Le vertige de la création

L’humanité s’est toujours heurtée à la question du désordre mental, oscillant entre fascination et effroi face à ces esprits qui échappent aux contingences normatives. Mais faut-il voir dans la folie un simple égarement de la raison, une brisure dans la continuité de la pensée, ou bien une autre modalité de l’être au monde ? La distinction entre folie et démence s’impose d’emblée : la première, intemporelle et protéiforme, incarne la révolte contre les codes établis, tandis que la seconde, s’attachant aux déficiences organiques de l’esprit, s’évalue dans les cliniques et s’éprouve au chevet des déments.

C’est précisément à cette nécessité d’évaluation que répond l’outil diagnostique Mini Mental State (MMS) de Folstein, dont la rigueur méthodologique permet de cerner, en un laps de temps réduit, l’ampleur des altérations cognitives. Le professeur Roger Gil, dans son ouvrage Neuropsychologie, souligne la pertinence de ces examens, non pour circonscrire l’humain à un score, mais pour mieux comprendre les effondrements progressifs de la pensée et leurs répercussions sur l’identité même du sujet.

Dès lors, que se passe-t-il dans l’esprit d’un dément ?

L’expérience de la démence se caractérise par une perte progressive de la linéarité du temps. Le passé et le présent s’entrelacent dans une confusion brumeuse, où les souvenirs se fragmentent et se recomposent de manière erratique. L’ordre chronologique s’efface au profit d’une mémoire trouée, faite de réminiscences sans logique apparente.

Vient ensuite l’altération de la reconnaissance. Les visages, jadis familiers, deviennent anonymes. Les objets usuels se transforment en énigmes insolubles. Cette dissolution du réel affecte jusqu’aux lieux : l’habitation quotidienne devient un territoire étranger, un labyrinthe peuplé de formes évanescentes.

La parole et le sens s’effacent à leur tour. Les mots se dérobent, se délitent dans la bouche du malade, comme s’ils étaient détachés de leur signification. L’expression verbale devient une lutte contre le vide, un combat incertain contre la désagrégation du langage.

Enfin, les fulgurances hallucinatoires viennent recomposer un monde hybride, où l’imaginaire se superpose au tangible. Le réel se peuple de figures indistinctes, de formes mouvantes, de voix surgies du néant. Parfois inoffensives, parfois terrifiantes, ces visions sont le dernier rempart d’une pensée qui se dérobe.

Face à ces bouleversements, l’art brut surgit comme une énigme, une manifestation iconoclaste, libérée des carcans académiques. Jean Dubuffet, négociant en vins avant d’être le théoricien de ce courant, fut l’un des premiers à percevoir la puissance créatrice des marginalités. Là où l’histoire de l’art encense la virtuosité et la maîtrise des canons picturaux, l’art brut inverse les postulats : il n’obéit à aucune école, n’émane d’aucune filiation et se construit sans référence aux dogmes esthétiques consacrés. Ce qui s’exprime dans ces œuvres n’est ni une recherche de beauté ni une démonstration technique, mais l’exutoire d’une pensée hors norme, une fulgurance née de l’informel et du geste pulsionnel.

Dubuffet s’émerveille devant cette spontanéité brute, voyant dans ces productions une vérité débarrassée des artifices de la culture. Loin des salons policés où l’on disserte sur les mouvements picturaux, l’art brut s’ancre dans une nécessité vitale, un langage primaire où la main semble traduire directement les vertiges de l’âme.

Ainsi, si la folie et la démence déconcertent par leur opacité, elles offrent paradoxalement une porte d’entrée vers une forme d’expression où l’inconscient retrouve sa pleine souveraineté. Loin d’être une aberration, l’art brut se présente comme l’ultime témoignage de ce que l’esprit humain, lorsqu’il s’affranchit des normes, peut produire d’insoupçonné.

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Entre le mot et l’image, l’écho d’un regard

Portrait d’une femme dont le visage émerge de fragments de textes éparpillés, entrelacés dans une texture abstraite et brumeuse, évoquant la complexité du langage et de la perception.
La déconstruction du sens

L’art, sous toutes ses formes, est un langage. Mais un langage fragile, semé d’ambiguïtés, de nuances subtiles qui échappent à celui dont les références ne coïncident pas avec celles de l’artiste. Ainsi, la littérature, en jouant sur l’ambiguïté du mot, en ciselant ses phrases, en convoquant les symboles, s’offre à celui qui possède les clefs de son interprétation. Elle se rapproche des arts plastiques dans cette quête de signifiance, où chaque trait, chaque teinte, chaque texture devient une phrase muette, un discours sans syntaxe mais chargé de sens. Baudelaire, dans ses « Fleurs du mal », offre une poésie où le mot devient image, tout comme Turner, avec ses paysages noyés de lumière, laisse à voir une vision intérieure plus qu’un simple paysage.

De même, la danse, langage du corps en mouvement, entretient un dialogue secret avec la peinture et la sculpture. Le geste chorégraphique, tout comme le trait du pinceau, fige ou prolonge un instant dans l’espace, capturant l’éphémère pour lui donner une forme tangible. Isadora Duncan, révolutionnant la danse, cherchait à exprimer une liberté organique du mouvement que l’on retrouve chez Rodin dans ses sculptures de corps en tension. Le théâtre, quant à lui, articule l’image et la parole, entremêlant le verbe et le corps dans une scénographie où les jeux de lumière et de matière ne sont pas sans rappeler les compositions picturales de Caravaggio, où l’ombre et la lumière théâtralisent la scène avec une intensité dramatique.

La musique, dans son abstraction sonore, joue avec le temps comme la peinture joue avec l’espace. Elle structure le vide, impose un rythme au silence, tout comme une toile construit son propre équilibre entre le plein et le vide. La musique dodécaphonique de Schönberg déconstruit les attentes de l’auditeur comme Malevitch, avec son « Carré blanc sur fond blanc », défie le regard à travers une radicalité formelle. Le cinéma, à la croisée de toutes ces disciplines, absorbe et retranscrit, modelant le réel pour le transformer en un art total où chaque image pourrait être un tableau, chaque séquence une composition plastique. Tarkovski, dans « Stalker », fait de chaque plan une méditation picturale, où la temporalité s’étire comme dans une peinture de Vermeer.

Enfin, l’architecture, dans sa monumentalité, ne se contente pas d’être fonctionnelle : elle est aussi sculpture habitée, peinture habitée, espace pensé comme un tableau tridimensionnel où se déploient des intentions esthétiques. Le Bauhaus, avec ses lignes épurées et son approche fonctionnaliste, renvoie à l’abstraction géométrique de Mondrian, où l’équilibre des formes est une recherche de pureté universelle.

Face à cette mosaïque de langages artistiques, le spectateur ou le lecteur se heurte à ses propres limites. Chacun perçoit à l’aune de sa culture, de son expérience, de sa mémoire. Et ainsi, nous nous heurtons à cette incapacité à comprendre pleinement l’autre, à habiter sa vision du monde. Mais peut-être qu’un jour, une intelligence artificielle, absorbant et modélisant toutes ces nuances, pourra nous offrir la clef de cette compréhension universelle, abolissant les frontières qui nous séparent, nous offrant enfin un regard partagé sur la beauté du monde.

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L’art du goût et du regard

Cabillaud grillé au centre d’une explosion de fast-food : frites dorées, nuggets croustillants et sodas, dans une composition dramatique et dynamique.
Cabillaud contre Nuggets : le Duel des Mondes

Dans l’obscurité feutrée d’un restaurant étoilé, un plat est déposé avec une solennité quasi liturgique : un cabillaud nacré, saisi à la perfection, trône sur un lit de pommes de terre fondantes, rehaussé de touches délicates d’une émulsion citronnée. L’éclairage souligne chaque relief, chaque éclat de nacre sur la chair tendre du poisson, révélant une œuvre où le goût et l’esthétique s’entrelacent. Autour de cette création, en contrepoint brutal, s’amoncellent les stigmates d’une alimentation standardisée : des frites grasses abandonnées dans leur carton froissé, des barquettes de sauce dégoulinantes d’exhausteurs de goût, des sodas éventés, des ailes de poulet baignant dans un bain huileux.

Si la peinture a connu son débat entre coloristes et dessinateurs, la cuisine pourrait revendiquer une querelle similaire entre la recherche du goût originel et l’artifice des saveurs reconstruites. Le grand chef, à l’instar du peintre de l’intellect, cherche à révéler la vérité du produit, à sublimer sans masquer. L’industrie alimentaire, elle, comme le coloriste exalté, exacerbe le plaisir immédiat au prix de la subtilité et de la nuance. Là où l’un sculpte la saveur, l’autre l’explose, la surligne jusqu’à l’excès.

Mais la gastronomie de haute volée soulève un paradoxe : si l’art culinaire vise l’excellence, à qui s’adresse-t-il réellement ? Nous mangeons pour vivre, non l’inverse. Or, comment justifier un repas à plusieurs centaines d’euros, vins compris, lorsqu’il est possible de se nourrir pour une somme dérisoire ? L’argument du savoir-faire et du raffinement se heurte à une réalité plus crue : l’accès à l’excellence est une question de privilège. L’émotion esthétique et sensorielle serait-elle alors réservée à une élite ?

Pourtant, tout comme en peinture, le fast-food n’est pas dénué de sa propre rhétorique. Il est la réponse à un monde qui va vite, où l’efficacité prime sur la contemplation, où l’on ne cherche plus à savourer mais à combler un vide. Il rassasie sans nourrir, il attire sans élever. Là où la haute cuisine s’adresse à un palais éduqué, l’alimentation industrielle façonne les goûts en nivelant par le bas, rendant fade ce qui devrait être vibrant, uniforme ce qui devrait être singulier.

Le débat entre coloristes et dessinateurs n’a jamais été tranché définitivement, car il renvoie à deux sensibilités irréconciliables : l’une cherche la fulgurance de l’émotion, l’autre l’élévation de l’esprit. La cuisine suit-elle le même chemin ? Peut-être. Mais en fin de compte, ce qui est en jeu dépasse le simple choix du goût : c’est notre rapport à la nécessité, au plaisir et à la culture qui s’exprime dans l’assiette.

Le dessin, ossature de la pensée

Au XVIIe siècle, la querelle fait rage entre deux écoles irréconciliables : d’un côté, André Félibien et les défenseurs du dessin, de l’autre, Roger de Piles et les coloristes. Philippe de Champaigne, citant Aristote, tranche sans ambages : la couleur n’est qu’un accident, une fioriture éphémère, tandis que le dessin est la substance, la structure fondatrice de toute œuvre.

Le trait, précis et rigoureux, s’adresse à l’intellect. Il n’est point séduction immédiate, mais élévation. En fixant la pensée dans ses contours, il se refuse aux séductions futiles du visible. Comme un grand plat épuré, il s’adresse aux palais initiés, capables de déceler l’intention, de lire dans l’ombre d’un croquis l’épure d’une idée.

La couleur, envoûtement des sens

Les coloristes, à l’inverse, proclament que sans couleur, point de vie. L’œil ne saurait percevoir les objets dans leur vérité sans la vibration chromatique qui les révèle. La couleur ne se contente pas d’imiter la nature : elle l’exalte, la transcende. L’éclat d’un Caravage, la transparence d’un Vermeer ne sauraient se réduire à une structure dessinée : ils vivent, palpitent dans le clair-obscur, dans la lumière jaillissant du pigment lui-même.

À l’image des sauces opulentes et des saveurs exacerbées, la couleur ensorcelle, charme immédiatement. Elle émeut sans nécessiter d’apprentissage, séduisant autant les érudits que les profanes. C’est ce que résume Mignard, reprenant Alberti : « La peinture est de plaire aux savants et de charmer les ignorants. »

Un combat sans vainqueur

À bien y regarder, la querelle du dessin et de la couleur résonne aujourd’hui encore. Dans un monde saturé d’images flamboyantes, la contemplation du trait pur semble une discipline en voie d’extinction. Pourtant, de même que la grande cuisine se distingue en ramenant les saveurs à leur essence, l’art qui sait se dépouiller de l’ornementation facile touche à l’intemporel.

Le clair-obscur des maîtres baroques a triomphé en fusionnant les contraires : un dessin rigoureux, un coloris maîtrisé. Peut-être est-ce là, dans cette tension féconde, que réside la véritable quintessence de l’art : une pensée structurée, habillée d’une séduction mesurée.

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La musique du corps et la musique de l’âme

Musicien de jazz jouant du saxophone dans une rue animée, avec des couleurs vives et des formes abstraites évoquant la fusion entre musique et art urbain.

Il est des sonorités qui s’imposent au corps avec la tyrannie d’un instinct primitif, pulsant dans la chair comme une injonction irrépressible à l’agitation, et d’autres qui s’adressent directement à l’âme, suscitant une élévation, une méditation, voire une extase intérieure. De cette dichotomie naît un dialogue entre deux conceptions de la musique : l’une, fondée sur l’immédiateté du rythme et l’exaltation du mouvement ; l’autre, sur la profondeur de l’harmonie et la densité du silence.

La musique populaire, celle qui accompagne les foules dans leur déchaînement festif, appartient au corps. Elle épouse les cadences naturelles du battement cardiaque, de la marche, de la danse, et se fait complice des transes collectives. Du rock à la techno, du tango au hip-hop, elle se déploie comme un langage physique, une invitation à s’ancrer dans l’instant, à exulter sans contrainte. Mais le jazz, cet art du déséquilibre et de l’improvisation, navigue en un entre-deux subtil. Il s’infiltre dans les méandres de l’intellect sans renoncer aux syncopes du corps. Il est la musique de l’âme incarnée.

À l’opposé, la musique classique semble dédaigner le frémissement de la chair pour mieux s’adresser aux hauteurs de l’esprit. Écouter une fugue de Bach, une sonate de Beethoven ou un nocturne de Chopin ne saurait donner lieu à une gesticulation triviale : cette musique contraint l’auditeur au recueillement, à la contemplation. Elle ne se contente pas d’être entendue, elle exige d’être écoutée, absorbée, assimilée. Par sa sophistication structurelle et son éloquence sans paroles, elle dialogue avec l’indicible et dévoile les contours d’un monde intérieur. À cette dernière catégorie, il convient d’ajouter la musique dodécaphonique et sérielle, qui déconstruit toute harmonie attendue pour forcer l’auditeur à une écoute purement intellectuelle, éloignée de toute séduction immédiate.

Dans les arts plastiques, cette opposition se retrouve dans la tension entre l’abstraction et la figuration. L’art figuratif, dans son immédiateté narrative, sollicite un regard instinctif, reconnaissant sans effort les formes du monde. Il capte le spectateur par son expressivité directe, à l’instar de la musique populaire qui saisit immédiatement les sens. L’abstraction, en revanche, requiert une approche plus contemplative, un abandon aux formes pures, aux couleurs et aux matières, sans médiation figurative. Elle opère comme la musique de l’âme, dans une profondeur où l’intellect et la sensibilité se fondent en un seul élan.

Le Pop Art, en cela, incarne une rupture. À l’instar de la musique populaire qui désacralise l’acte musical en le rendant accessible, il fait éclater les conventions élitistes de l’art en introduisant des éléments du quotidien et de la culture de masse. Warhol et Lichtenstein, par leurs détournements d’images commerciales, opèrent comme le rock ou la pop music : une célébration de l’immédiateté et de la répétition. À l’opposé, l’art conceptuel ou l’abstraction lyrique, tout comme la musique dodécaphonique d’un Schönberg, déconstruit les attentes pour imposer une approche cérébrale, voire initiatique, de l’expérience artistique.

Ainsi, la musique du corps et la musique de l’âme ne s’opposent pas tant qu’elles se complètent. L’une incarne le mouvement, l’autre la réflexion. L’une exalte le présent, l’autre scrute l’éternité. Comme en peinture, où l’exubérance d’un fauviste s’oppose à la rigueur géométrique d’un Kandinsky, la musique se décline en ces deux sensibilités, qui ne s’annulent pas mais se répondent en un dialogue incessant entre la terre et le ciel.

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Les fautes d’orthographe

Les fautes d'orthographe sont au texte ce que le mauvais goût est aux couleurs

Tableau abstrait avec une composition géométrique : un cercle orange vif contrastant sur un fond bleu-vert texturé.

Introduction

« Les fautes d’orthographe sont au texte ce que le mauvais goût est aux couleurs. » Cette sentence, dans sa brièveté percutante, ouvre un champ de réflexion complexe où se croisent les domaines de la linguistique, de l’esthétique et de l’éthique. Comment comprendre cette analogie entre les fautes orthographiques, perçues comme des brèches dans la structure linguistique, et le mauvais goût en matière de couleurs, qui déforme l’harmonie visuelle ? Au-delà d’une simple critique technique, cette comparaison invite à interroger les notions de justesse, de cohérence et de beauté, non seulement dans l’art du langage, mais dans l’ensemble des productions humaines.

L’orthographe comme discipline de la forme

L’orthographe, souvent considérée comme un élément secondaire du langage, est en réalité un pilier fondamental de la transmission des idées. Elle structure, cadre et organise la pensée, tout comme les lignes et les formes délimitent une composition picturale. Une faute d’orthographe, loin d’être une simple maladresse, introduit une dysharmonie qui peut aller jusqu’à dénaturer le message initial. Ainsi, une erreur dans la langue écrite révèle une rupture dans la discipline formelle et trahit une absence de soin ou de maîtrise.

Mais l’orthographe n’est pas qu’une question de règles. Elle est également un vecteur d’esthétique. Les mots bien orthographiés se déploient comme les notes d’une partition musicale, créant une mélodie visuelle et cognitive. Une faute, en revanche, introduit une dissonance – un accroc dans la fluidité de l’expérience intellectuelle. Ce parallèle souligne à quel point l’orthographe participe à la beauté globale du langage, tout comme la justesse chromatique est essentielle à l’harmonie d’une œuvre d’art.

La couleur comme langage universel

La couleur, quant à elle, transcende les barrières linguistiques pour s’adresser directement à nos sens et à notre perception intuitive. Pourtant, elle obéit à des règles implicites : les combinaisons chromatiques, les contrastes et les nuances doivent être orchestrés avec soin pour produire une image harmonieuse. Une couleur mal choisie ou mal appliquée peut évoquer une impression de cacophonie, voire de malaise visuel. Cette maladresse, bien que subjective, peut résonner comme un échec de communication.

L’analogie avec l’orthographe est éclairante : tout comme une faute dans un texte, une discordance chromatique distrait et détourne l’attention du spectateur du message principal. Dans les deux cas, le mauvais usage engendre une réaction – parfois inconsciente, mais toujours perceptible – qui affecte la réception globale de l’œuvre ou du discours.

L’éthique de la justesse

Cette comparaison entre fautes d’orthographe et erreurs chromatiques transcende les dimensions techniques ou esthétiques pour toucher à une question d’éthique. La justesse, dans les mots comme dans les couleurs, relève d’un devoir envers soi-même et envers autrui. Elle témoigne d’une volonté de précision, d’une recherche de l’harmonie et d’un respect de l’autre en tant que récepteur.

Si l’orthographe et la couleur partagent cette exigence de justesse, elles diffèrent par leur mode de réparation. Une faute orthographique peut être corrigée rapidement, mais une couleur mal employée dans une peinture ou un design demande souvent un effort supplémentaire, voire un renoncement pour rectifier l’ensemble. Cela souligne l’importance du soin initial, cette éthique de la préparation qui prévient les erreurs plutôt que de chercher à les corriger.

Vers une beauté universelle

En fin de compte, cette comparaison entre l’orthographe et la couleur nous rappelle que la beauté n’est pas un simple ornement, mais un état d’être, une manière de rendre hommage à la complexité du monde et à la capacité humaine à le comprendre et à le sublimer. La justesse des mots et des teintes est une manière de se situer dans l’univers, de proclamer que même dans les plus petites choses – une phrase, une touche de pinceau – réside une partie de l’infini.

Conclusion

« Les fautes d’orthographe sont au texte ce que le mauvais goût est aux couleurs. » Cette phrase, simple en apparence, contient une vérité profonde. Elle nous invite à cultiver la précision et la beauté dans nos créations, qu’elles soient langagières ou visuelles. Car c’est dans cet effort de justesse que se trouve la véritable expression de l’humanité.

Toutes les couleurs ont le droit d’exister. Ont-elles aussi le droit de coexister ?

Personnellement, pour la correction de mes livres, je fais appel à Cécile Meunier : https://www.linkedin.com/in/c%C3%A9cile-meunier86/ – Email : cmts86@gmail.com.

N’hésitez pas à la contacter.

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Tutelle et curatelle

Les statistiques

Les statistiques, une invention merveilleuse. Il devient possible de créer un individu unique composé de l’ensemble des ingrédients obtenus à partir de la population mondiale. Ainsi s’opère une transformation, je deviens un homme aux cheveux raides et au teint hâlé qui mange du riz plusieurs fois par semaine. Et moi ! Et moi ! Et moi !

Les statistiques permettent de récolter des données dans des domaines aussi différents que la météorologie, le recensement, l’économétrie, la mercatique, la production industrielle, l’écologie et bien sûr l’assurance et la finance. En d’autres termes, les statistiques permettent de gouverner un pays voire une région du monde. Nous sommes étiquetés pour devenir des unités. Une unité peut aller jusqu’à 1 million d’individus.

« Je ne suis pas un numéro » : Patrick McGoohan

Moi qui suis né dans le « sept-huit » à la fin des années 50, je me sens bien loin du modèle statistique. Je me sens unique dans un univers conformé. Je suis affublé de toutes sortes de numéros dans le domaine de la santé, des impôts et tout système administratif permettant de m’identifier. À longueur de journée, on m’associe à des codes, des mots de passe et même un numéro à la poissonnerie de la grande surface organisant la file d’attente. Comment garder sa dignité dans les méandres de la numérologie et de la sphère financière ? Il devient facile de passer de l’état d’humain à l’état de pion.

Unique

Une statistique inversée permet facilement de comprendre que chacun est unique avec toutefois des ressemblances troublantes. Grâce à ce type de faille, il est possible de se retrouver dans une cagette bien aligné et disposé sur un échiquier sociétal. Ainsi, progressivement, chacun trouvera sa place et répondra à la tâche qui lui est assignée pour la bonne marche d’une société et d’un gouvernement totalitaire nommé démocratie 2.0.

Les laissés-pour-compte

Les rebelles sont écartés et quelques marginaux subsistent çà et là. Dans les villes, les personnes se croisent sans se voir. Il existe une hiérarchie fondée sur des postulats tels que l’argent, le niveau d’études, l’emploi occupé, etc. Il existe bien d’autres types de personnes, mais la catégorie qui nous intéresse, dans ce propos, est celle des laissés-pour-compte.

Mariage consanguin

La plupart sont mal nés. Ce sont des dégénérés avec une séquence nucléotidique tourmentée. Je suis moi-même issu de ce processus, car mes grands-parents, cousins germains de leur état, ont eu la bonne idée de fonder une famille. De plus, ma grand-mère maternelle était atteinte d’une maladie neurodégénérative. Il faut dire qu’elle était elle-même le fruit d’un mariage consanguin.

Neuneu ?

Dire que cette famille serait composée de «  neuneus » serait évidemment exagéré. Mais si certains ont échappé à la niaiserie, d’autres n’ont pas échappé au handicap physique entraînant forcément des dysfonctionnements psychologiques.

Handicap

En ce qui concerne les statistiques, ma famille paraît être dans la norme. Malgré ce cousinage répétitif, l’ensemble de cette tribu est composé de personnes ayant toutes fait des études supérieures. En fait, il y a une exception. Effectivement, l’un de mes cousins eut la polio à l’âge d’un an. Son handicap a rendu  impossible une scolarité ordinaire. Comme un malheur n’arrive jamais seul, ce paraplégique ne disposant que d’une main valide a trouvé le moyen de se la broyer dans un mixeur lorsqu’il avait environ trois ans. Deux décennies plus tard, il eut un accident de la route. Un fauteuil roulant électrique contre un 30 tonnes. Je vous laisse deviner qui a gagné.

Trisomie 21

À l’époque, ce drame avait beaucoup affecté « Tonton Henri », trisomique 21 de son état. Mes frères, mes sœurs, mes tantes, mes oncles et mes cousins pratiquent des professions dignes d’un feuilleton américain : médecin, ingénieur, architecte, magistrat, artiste. Quelques autres ont préféré le statut de femme au foyer. Il est donc clair que dans cette famille, la dégénérescence ne porte pas sur l’intellect, mais plutôt sur des troubles psychologiques et des atteintes physiologiques.

Secret de famille

Cette famille de dégénérés me paraît assez normale en raison du contexte. On notera des suicidés, des mariages gris, des mariages mixtes, des homosexuels. Certains sont communistes et d’autres votent pour l’extrême droite . Et pour couronner le tout, certains ont fait de la prison. Comme on ne sait pas tout ce qui se passe dans les familles, il y a sûrement eu des histoires de viol, de pédophilie et des manigances sectaires.

Dégénérescence

En ce qui me concerne, j’ai eu mon lot et je suis même plutôt bien placé dans la pyramide. Mon jeu préféré est de chuter régulièrement en raison d’une dégénérescence musculaire. Cela se produit lorsque je circule sur toutes sortes de terrains goudronnés.  Ma moyenne est d’environ une à deux fois par mois. C’est systématique : le genou gauche se retrouve régulièrement meurtri. Je ne compte plus les cicatrices. Lorsque je chute, il y a bien sûr la douleur, puis, dans un deuxième temps très rapproché, le ridicule m’envahit, accompagné d’une solitude face à un groupe de personnes ne portant aucun intérêt à ma situation. J’imagine que ceux-ci pensent que je suis drogué, aviné, alcoolisé et donc inapte à une déambulation sur la voie publique. Cette situation est probablement de ma responsabilité. Ainsi, la foule se sent exemptée de tout comportement compassionnel.  Je ne vais quand même pas crier à qui veut l’entendre : « Je suis handicapé, aidez-moi, je vous en prie ». Je pense que dans cette société actuelle, je serais encore plus ridicule. Cette situation entraînerait probablement très vite un signalement auprès du Procureur de la République et je me retrouverais rapidement mis sous tutelle par un jugement expéditif. Il faut savoir qu’en France, il y a environ 500 000 tutelles et 400 000 curatelles.

En ce qui me concerne, je sais bien que je ne suis pas fou. En effet, lorsque je vois la boîte de « mort-aux-rats », j’utilise ce produit avec prudence et avec grande précaution. Certains symboles, comme la tête de mort, me rappellent rapidement le danger de ce type de produit. Il faudrait être fou pour passer outre les recommandations funestes présentées sous la forme d’un pictogramme parfaitement saturé et positionné en bonne place. Quels dégénérés utiliseraient un produit sur lequel est inscrit en toutes lettres : « fumer tue ». D’ailleurs, les seuls fumeurs que je connais sont  analphabètes, myopes, voire idiots. La preuve : un jour, l’un d’entre eux m’a expliqué qu’il n’avait pas compris l’intérêt de présenter, sur un paquet de cigarettes, un poumon cru et un poumon cuit alors qu’il est lui-même « Vegan ».

Amour de jeunesse

Lorsque j’avais huit ou neuf ans, j’étais amoureux de ma cousine. Je pense que ce sentiment était réciproque. Je crois bien que c’était mon deuxième amour de jeunesse et j’imaginais pour plus tard l’union sacrée. La vie nous a fait prendre des chemins différents. Nous avons évité la tragédie.

Les factures

Quoi qu’il en soit, les personnes atteintes de différents troubles psychologiques et physiques sont facilement en marge de notre société. Leur combat est le plus souvent le manque d’autonomie. Certains auront du mal à gérer leur budget et notamment, à titre d’exemple, le paiement des factures. Celles-ci formeront très rapidement un tas de papiers et d’enveloppes déposé sur le buffet de la salle à manger : un grand tas où se mélangent factures et publicités.

Des tâches ordinaires

Pour le handicapé physique, c’est plus facile à comprendre, il est dans l’impossibilité d’effectuer les tâches ordinaires. Il ne peut pas se laver, s’habiller, sortir de chez lui sans craindre la chute et souvent l’habitation n’est pas fonctionnelle. Faire la vaisselle lorsque l’on est en fauteuil roulant oblige à tendre ses bras avec l’espoir de pouvoir rincer une assiette. Sans compter que le plus souvent, la partie la plus dure est d’ouvrir et de fermer le robinet.

Mesure de protection

Pour pallier les problèmes physiques et psychologiques de certains individus, il existe des dispositifs tels que la tutelle,  la curatelle ou la sauvegarde de justice. Ce sont des mesures dites de protection.

Le signalement

Après un signalement au Procureur de la République, le juge des tutelles s’empare de l’affaire. Le but est de trouver un tuteur. Celui-ci peut être un ami, un proche, ou encore un professionnel. L’important est d’organiser la vie du majeur protégé en trouvant les meilleures solutions pour le protéger de lui-même ou d’une société redoutable.

Si le processus paraît fonctionnel, il existe de nombreux cas où la situation est complexe, liée au caractère, au brin de folie et aux addictions de certains majeurs protégés.

Le juge des tutelles désigne un tuteur familial. A défaut de famille, il se tourne vers un professionnel. Il peut alors s’agir de personnes travaillant dans une association tutélaire. On pensera aux UDAF, aux APAJH, aux ANGT, aux ATI, AFAM, ATMP et bien d’autres encore.

L’ « adjudant-chef » ainsi nommé facilitera, orientera et dans certains cas, obligera le majeur sous protection à des comportements dits « normés ». Le mot d’ordre est : « pas de vagues ». Délégué à la tutelle (désormais, on dit mandataire judiciaire à la protection des majeurs) est un métier fascinant, plein d’amour et de tolérance. Seules quelques personnes exceptionnelles arrivent à gérer des situations difficiles et conflictuelles. Il paraît nécessaire de réécouter la chanson de Didier Super : « y en a des biens ».

Qui sera le prochain ?

Pour le plasticien que je suis, il existe une forme d’écœurement. En effet, je suis extrêmement troublé par la faiblesse humaine avec des destins souvent pitoyables. J’espère que mes traductions plastiques permettront de proposer une réflexion supplémentaire et de faire un tout petit pas qui, je l’espère, viendra s’additionner à tous les efforts des professionnels de la tutelle et trouver de nouvelles solutions pour mieux intégrer une population hors norme. Il est bien sûr nécessaire de réfléchir à cette situation désespérante, en ayant toujours à l’esprit que tout un chacun peut être, un jour,  un futur majeur vulnérable ou, tout simplement, une personne âgée qui bénéficiera dans le meilleur des cas d’une assistance bienveillante.

Éloge de l’approximation

Note : cette histoire familiale est une invention afin d’accoler des mots à des images dont la lecture est conceptuelle. Comme je le rappelle souvent, ces petites histoires qui accompagnent mes productions plastiques permettent une meilleure mémorisation de mes propositions. Je vous rappelle que la facture utilisée pour cette série s’apparente au style que j’ai mis en place et que je nomme « l’éloge de l’approximation ». Pour parfaire mes travaux plastiques, j’invente des histoires pour des images qui n’en ont pas.

Comme il est de coutume dans ce genre de situation, sachez que toute ressemblance avec des personnes existantes ou ayant existé est purement fortuite. Si tel était le cas, il s’agirait probablement d’une dysmnésie ou simplement d’une remémoration, c’est-à-dire une recomposition du passé créant ainsi de faux souvenirs.

Ah ! Au fait, avez-vous pensé au mandat de protection future ?