
« La mort fait partie de la vie » : cette formule convenue ne dit rien de juste. La mort ne fait pas partie de la vie, elle lui succède. Elle lui est étrangère, comme l’était ce temps indéfini qui précéda notre naissance. Deux silences qui se font face. Saint Augustin parlait du présent du passé, du présent du futur, et du présent du présent. Lorsque l’annonce de notre fin survient, c’est le présent du futur qui se retire. Plus de projections, plus d’élans, seulement une lucidité nue. L’instant du mourir, c’est peut-être cela : cette dernière étendue de présence, sans lendemain, agrandie dans l’attente — juste avant l’absence.
Mourir n’est pas tomber. C’est flotter à rebours. Ce n’est pas un instant – c’est un épanchement. Et cet épanchement-là, dans toute son indécence lente, dans toute sa splendeur liquide, est ce que L’instant du mourir tente de cerner sans l’enfermer.
Loin des clichés médicaux ou des métaphores solennelles, la mort ici n’est plus ce point final rigide qu’on place au bout de la ligne de vie. Elle devient un processus plastique, une transition, une rumeur du corps dans l’espace, un effilochage du soi au contact de l’oubli. Il n’y a pas d’agonie spectaculaire : il y a un retrait, un reflux, un mouvement de matière qui abandonne son nom propre.
Dans cette perspective, on rejoint la pensée de Henri Bergson, qui décrivait le temps non comme une suite d’instants figés, mais comme une durée fluide, qualitative, continue. Le mourir n’est donc pas un événement, mais une modulation dans le flux du vivant, une vibration décroissante inscrite dans le tissu même du devenir. Ce qui se joue dans l’instant du mourir n’est pas une disparition, mais une reconfiguration des forces.
C’est ce qui explique pourquoi les œuvres ne montrent pas la mort : elles en reproduisent le régime, celui du trouble, du vacillement, de la perte de fixité. Le sujet se dissout dans ses propres contours. La couleur se rebelle, le détail s’absente, la forme devient soupçon. On retrouve là une intuition de Maurice Merleau-Ponty, pour qui la perception ne se limite pas à voir, mais engage un corps-au-monde : ici, l’image n’est plus surface, elle est chair visuelle. Elle n’est pas un tableau, mais une présence en train de s’effacer, une chair sans cri qui choisit l’enfouissement plutôt que le pathos.
Ce traitement émerge d’un dialogue souterrain avec le travail de Christian Boltanski. Comme lui, je mets en scène des fragments, des restes, des évocations. Mon abécédaire des maladies, en écho aux Inventaires ou aux Monuments de Boltanski, agence le tragique en alphabet, classe l’inclassable, range la douleur dans des tiroirs de lettres. Mais ce classement n’est jamais une froide taxinomie : c’est un rituel poétique de sauvegarde, une tentative désespérée de retenir les êtres qui glissent hors du visible. L’image et le texte sont ici liés par une liturgie commune, une volonté de dire et de montrer ce qui ne se dit pas et ne se montre plus.
Je ne peins pas des morts. Je tente d’attraper l’instant où quelque chose cesse d’être sujet pour devenir trace. Et cette trace-là, je ne la fige pas : je la laisse vibrer dans la matière numérique, dans les textures hétérogènes, dans les couleurs déraisonnables. Il y a là une forme de résistance délicate au nihilisme. Car même si tout finit, tout s’échappe avec style. (Voir les tableaux).
Ce style, c’est celui d’un art qui ne documente pas le réel mais lui oppose un contre-chant, un chant très doux, très grave, où chaque pixel est une stèle microscopique, un tombeau éclaté, une mémoire en miettes. Je travaille la mort comme un plasticien travaille la lumière : par débordement et par défaut.
Et c’est peut-être cela, le plus subversif : faire de la disparition une forme de présence, faire de la décomposition un art de la recomposition, faire du mourir une forme de persistance picturale, et de chaque image une prière sans dieu.
Entre texte, image et silence : une dramaturgie ténue de la fin
Ce livre n’est ni un catalogue, ni un roman, ni une enquête clinique. C’est un objet-limite. Il chemine sur la lisière des disciplines, là où l’art plastique devient prière muette, où le texte n’explique pas mais accompagne, et où le silence, enfin, oriente le regard.
Les images, imprimées sur toile, sont des fragments de peau — anonymes mais incarnés — que j’ai volontairement épurés, réduits à l’essentiel : une matière dermique, un regard, et un format qui abolit tout décor. L’œil, ce reste de visage, ne pleure pas, ne supplie pas, ne proteste pas. Il est là. Il atteste d’un être, sans forcer la mémoire. Il est la preuve fragile qu’un lien est encore possible entre celui qui regarde et celui qui fut.
Ces images sont donc silencieuses. Mais ce silence n’est pas un défaut de parole. C’est un choix. Une forme de dignité, peut-être. Le silence n’est pas ici un mutisme : il est la condition d’un accueil intérieur. Il permet au spectateur de ne pas fuir dans l’anecdote, dans le pathos ou dans la performance technique. Ce silence, c’est celui d’une chambre en fin de vie, où tout s’arrête sauf les regards, les bruits légers, les gestes suspendus. L’image contient ce silence-là, sans le dire.
Le texte, lui, n’est pas là pour décrire. Il ne légende pas. Il ne dissèque pas l’image. Il entoure. Il dessine une présence absente. Ce sont des récits fragmentaires, souvent à la première ou à la troisième personne, qui racontent l’approche, le temps du mourir, la maladie qui creuse, l’attente qui mord, l’impuissance qui devient une forme de paix. Ces textes accompagnent, comme un murmure qui viendrait se poser à côté de la toile, sans la recouvrir.
L’écriture participe à la mnésie, une capacité à fixer l’imprécis, à rendre mémorisable ce qui n’a pas été spectaculaire. L’éloge de l’approximation dont je parle n’est pas un aveu de faiblesse ; c’est une revendication esthétique et éthique. Il s’agit de laisser place à l’incertain, à l’humain dans ce qu’il a de vacillant, de vulnérable. On ne meurt pas dans la netteté d’un concept ; on meurt dans le tremblé d’un regard, dans l’hésitation d’un souffle, dans l’oubli de son propre prénom parfois.
Enfin, le silence, omniprésent, agit comme un liant discret entre texte et image. Il est le tiers, le témoin, celui qui fait tenir ensemble ce qui pourrait n’être que juxtaposition. Il est ce que je n’ai pas écrit, ce que je n’ai pas montré, mais qui structure tout le reste. Il est le rythme intérieur du livre. Ce n’est pas un vide ; c’est un espace d’accueil. Il offre au lecteur un lieu où respirer, où être affecté sans être accablé, où penser sans devoir comprendre.
Dans L’instant du mourir, le texte écoute l’image, l’image devance le texte, et le silence porte les deux comme un souffle porte une flamme fragile.