
Il est des relations humaines aussi surprenantes qu’improbables. Cela commence par une rencontre, candide, sans avenir apparent. Aucun pressentiment ne conduit à l’amitié. Il y a des êtres que l’on croise et qui, sans que l’on ne sache pourquoi, pourraient appartenir à notre orbite. Parmi eux, certains deviennent des connaissances, parfois des camarades. Avec un peu de constance, les camarades deviennent des copains, et dans les meilleurs des cas, les copains deviennent des amis.
Je me souviens d’une marque d’amitié – je l’ai ressentie comme telle. J’étais en classe de cinquième, au lycée Pierre Corneille de La Celle-Saint-Cloud. Mon ami s’appelait Christian Lagarde. Nous étions souvent côte à côte, une contiguïté amicale plus que scolaire. Christian était légèrement plus petit que moi. Je revois encore son sourire et ses yeux d’un acier lumineux, encadrés d’une chevelure noire, fine, presque lustrée. Je ne me souviens pas de nos conversations. En vérité, je n’ai gardé qu’un seul souvenir tangible : Christian possédait un stylo plume Stypen jaune, tandis que le mien était orange. Et puis, un jour, sans déclaration, sans promesse, nous avons échangé nos capuchons. Désormais, nous avions deux stylos bicolores, inédits, hybrides et inutiles.
Nous étions fiers, absurdes et heureux de notre trouvaille. Par ce geste, nous avons scellé notre pacte. Ce capuchon inversé était notre blason. Cela remonte à plus de cinquante ans. Je n’ai jamais revu Christian. Je ne sais même plus ce qu’est devenue cette amitié. Probablement une amitié circonstancielle, écourtée, quelques mois tout au plus. Mais j’en suis persuadé : Christian a mené une vie belle, équilibrée, harmonieuse – professionnelle comme familiale.
Je n’ai jamais cherché à le retrouver. Pas même un clic sur Facebook. Car, à vrai dire, je ne saurais que lui dire. Et s’il ne se souvenait pas de cet échange de capuchons ? Je serais profondément vexé. Pourtant, je revois son visage, sa silhouette, le stylo qui a longtemps trôné dans un pot à crayons. Je suppose qu’au fil des déménagements, ce stylo a disparu, comme s’il n’avait plus de raison d’être. Et pourtant, aujourd’hui, j’aimerais tant le tenir à nouveau.
Les souvenirs s’effilochent, trahissent, se recomposent. Je me rappelle très bien de notre lycée, drapé d’un habillage bleuté. En vérifiant sur Google Maps, je découvre qu’il est aujourd’hui orange. Peut-être l’a-t-il toujours été ? Et ce Christian Lagarde, a-t-il réellement existé ? C’est une drôle de tristesse que celle de perdre certains souvenirs de ses douze ans. J’imagine que si Christian Lagarde – mon Christian Lagarde – tombe sur ces lignes, il m’écrira. Peut-être recevrais-je des messages de faux Christian Lagarde, pour se jouer de moi. Je ne saurai jamais discerner le vrai du facétieux. Aujourd’hui, il doit avoir soixante-six ans. J’ose croire qu’il a gardé ses yeux magnifiques.
Cette idée d’amitié me travaille. Si tout cela se résume à quelques sourires et un capuchon échangé, est-ce que cela mérite encore le mot ? Pourquoi lui, pourquoi ce souvenir me revient-il ? Peut-être n’était-il qu’un copain. Peut-être ne s’agissait-il que d’un seul jour de permanence. Je ne sais plus.
Il y a une quinzaine d’années, un ami m’a dit que j’étais son meilleur ami. « Meilleur ami », le sommet du genre. Ne sachant comment répondre, je lui ai dit qu’il était aussi le mien. Et voilà que la même semaine, un autre ami me fait la même confidence. Deux meilleurs amis en une semaine : le superlatif perd de son éclat. Je les aime bien tous les deux, sans hiérarchie. En vérité, cela dépend du contexte, des sujets, des silences partagés. Alors je m’interroge : qu’est-ce qu’un ami ? Il y a des gens que j’aime bien, pour des raisons très diverses, et que je ne sais plus où placer dans la cartographie relationnelle. Copain ? Ami ? C’est comme les enfants : on les aime tous pareils… surtout le dernier.
Mais celui qui m’a le plus éclairé sur cette question, c’est sans doute Luc Ferry. Notre relation a commencé sur l’asphalte, par l’intermédiaire de l’autoradio. Je l’ai découvert sans préméditation, presque par hasard, dans le théâtre invisible des ondes. Chaque vendredi matin, il était l’invité de Guillaume Durand à la radio. Mon trajet coïncidait avec sa parole. À travers les enceintes de ma voiture, sa voix venait s’asseoir sur le siège passager, comme un covoitureur érudit et infatigable, qui ne demandait ni essence, ni détour. Luc Ferry me parlait, ou plutôt, il parlait en ma présence, ce qui n’est pas tout à fait pareil, mais tout aussi précieux. Il déroulait ses idées avec une rigueur soyeuse, évoquait les philosophes avec gourmandise, démêlait les grands nœuds de l’existence sans jamais tirer trop fort sur la corde.
Plus tard, je me suis passionné pour la mythologie grecque et je l’ai retrouvé dans les livres, mais aussi sur YouTube. Il donnait de nombreuses conférences où il transmettait des clés de lecture, des archipels de compréhension, et un peu de lumière dans les coins sombres. Puis un jour, je l’ai rencontré pour de vrai. Il allait intervenir dans les locaux du Futuroscope. Il se trouvait là, cétacé pensif, très proche. Je lui ai montré son portrait que j’avais réalisé à la manière de l’éloge de l’approximation. Il eut ce mot délicieux : « Et en plus, cela me ressemble ! » Ce fut un de ces instants où l’on regrette de ne pas avoir une carte de visite dans sa poche.
Depuis, je continue à le suivre. À chaque intervention, il rappelle qu’il a été ministre, qu’il est doublement agrégé, qu’il vient d’un milieu modeste, et qu’il connaît personnellement les gens qu’il cite : « et en plus, c’est un ami ». Luc Ferry a tant d’amis que cela devient une performance relationnelle. On se demande s’il a encore le temps de les voir tous. Mais c’est là qu’il m’a offert, sans le savoir, la plus belle des leçons : l’amitié ne repose pas forcément sur la réciprocité. C’est un miracle asymétrique. Et cela m’a libéré. Depuis, j’ai autant d’amis que je veux. D’ailleurs, Luc Ferry est mon ami. Encore la dernière fois, au Futuroscope, on a parlé – de la pluie, du beau temps, et d’un peu de tout. C’était simple, désinvolte, presque léger. Je choisis désormais mes affections sans classification, sans revendication. J’en suis heureux.
Et puis, il y a cette amitié-là, ténébreuse, brève, mais indéniablement réelle : celle de Vincent van Gogh et de Paul Gauguin. Deux âmes en feu, deux tempéraments antagonistes, réunis quelques semaines à Arles, dans la Maison Jaune. L’un exalté, l’autre cérébral. Van Gogh voulait fonder une confrérie d’artistes, un phalanstère pictural ; Gauguin rêvait d’évasion. Les jours passaient, intenses, laborieux, jusqu’à l’inéluctable friction. Une nuit, après une dispute plus vive que les autres, Van Gogh, en proie au tumulte intérieur, se mutile l’oreille. Un acte de douleur, de désespoir, peut-être un ultime geste d’amitié désespérée, de don impossible. L’oreille, ce réceptacle de l’écoute, tranchée comme une offrande.
Il y a des amitiés qui ne durent que quelques semaines et qui laissent une cicatrice éternelle. D’autres, qui tiennent à un capuchon de stylo. Toutes valent d’être racontées.